Introduction

Enfant prodige et pianiste talentueux, Jackie Mittoo (1948–1990) a été l’un des principaux artisans du développement du ska et du reggae. Comptant parmi les plus grands claviéristes et arrangeurs du monde du reggae, il a fait découvrir aux Canadiens les rythmes puissants de ce genre musical.

Son enfance

Son enfance

Jackie Mittoo est né Donat Roy Mittoo le 3 mars 1948 à Kingston, en Jamaïque. Connu sous le nom de « Jackie » par sa famille, il a passé la majeure partie de son enfance auprès de ses grands-parents. Sa mère travaillait énormément pour terminer ses études de médecine, puis a émigré aux États-Unis. Jackie est resté en Jamaïque avec ses grands-parents.

Dès l’âge de quatre ans, Jackie s’est retrouvé devant un instrument. Sa grand-mère Leila Mittoo lui a appris à jouer du piano, puis de l’orgue, quand elle a découvert que son petit-fils avait une oreille naturelle pour la musique.

Nous jouions ensemble mais la plupart du temps, la grand-mère le tenait autour du piano. C'était un étudiant brillant.

—Melva Harris, amie d’enfance de Jackie Mittoo, 2014

À l'âge de dix ans, Jackie se retrouvait souvent au piano. Il se produit fréquemment dans son école, mais trouve également des concerts locaux à jouer dans les boîtes de nuit jamaïcaines. À peu près à la même époque, Jackie a légalement changé son nom de famille pour correspondre à celui de ses grands-parents, les Mittoos.

Meant To Play

Il était extraverti, il n’avait rien de conservateur. Quand il s’asseyait au piano, il était plein de confiance. Il savait qu’il allait jouer et bien jouer. Aucune timidité du tout. Il jouait avec énergie, rien de décontracté.

— Arnold Bertram, ami d’enfance de Jackie Mittoo
Studio One
Une pierre sur laquelle sont inscrits les mots Studio One, en majuscules. Au-dessus, un panneau coloré indique « Studio One Boulevard, Jamaica Recording & Publishing Studio ».

Souvent décrit comme la Motown de la Jamaïque, le Studio One a contribué à l’essor de certains des principaux mouvements musicaux du pays dans les années 1960 et 1970, dont le reggae, le ska et le dubstep.

Avec l’aimable autorisation de Dubdem sous licence par l’entremise de Creative Commons

Studio One

Jackie n’avait que 14 ans lorsqu’il a été engagé par Studio One, le légendaire studio d’enregistrement au centre du monde musical jamaïcain. En engageant un musicien si jeune, le studio pensait peut-être économiser de l’argent. Or, on ne peut nier le talent brut que Jackie a apporté à cette boîte.  

En l’espace de quelques années, il est devenu organiste, arrangeur, compositeur, producteur, auteur de chansons, découvreur de talents et directeur musical pour le Studio One. On dit même qu’il y enregistrait cinq chansons par jour, cinq jours par semaine.

Les Skatalites

Les Skatalites

Durant ses années au Studio One, Jackie Mittoo a développé son style musical en jouant dans plusieurs groupes, dont The Rivals, The Sheiks, The Vagabonds et The Vikings.

Au cours des années 1950 et au début des années 1960, le ska est devenu un genre musical important en Jamaïque. Ce style combine divers éléments de calypso, de jazz et de blues et est souvent considéré comme une influence majeure dans l’évolution du reggae.  

Les Skatalites comptaient parmi les plus populaires et les plus influents des premiers groupes ska à avoir vu le jour en Jamaïque. Jackie Mittoo s’est joint à ce groupe alors qu’il était encore adolescent. Il était bien plus jeune que les autres membres. Cela ne l’a cependant pas empêché de s’imposer comme un membre influent des Skatalites.

Ska Authentic
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Écoute : Musical Communication

Les Skatalites ont enregistré leur premier album, Ska Authentic, au Studio One en 1964. Se proclamant les créateurs du ska, ils sont partis en tournée partout en Jamaïque. Bien que les Skatalites aient connu un succès précoce avec cet album, le groupe n’a duré qu’un an avant de se dissoudre en 1965. Plusieurs membres du groupe ont ressuscité les Skatalites dans les années 1970 et continuent à jouer aujourd’hui.

Écoute Musical Communication, l’une des premières pistes des Skatalites, tirée de l’album Ska Authentic, qui a contribué à faire du ska un genre musical populaire en Jamaïque. Le ska est souvent considéré comme un prédécesseur du reggae, un genre sur lequel il a exercé une influence majeure.

Remarques-tu des similitudes avec le reggae dans cette chanson?

Une carrière solo

Une carrière solo

Pour Jackie Mittoo, l’envers de ces premiers succès a été de grandir trop vite. Sa mère et ses grands-parents ne savaient pas qu’il séchait les cours pour travailler au Studio One.  

Avant l’âge de 20 ans, Jackie a développé un problème d’alcool, une dépendance contre laquelle il luttera toute sa vie. 

Malgré ces obstacles, la carrière de Jackie a continué d’avancer. Bien que les Skatalites se soient dissous en 1965, le directeur du Studio One, Coxsone Dodd, a vu du potentiel dans Jackie et l’a convaincu d’enregistrer un album solo.  

En tant que musicien principal, Mittoo a sorti le simple Ram Jam en 1966 avec les Soul Brothers. Cette chanson a connu un succès instantané et a valu à Jackie suffisamment de reconnaissance pour qu’il forme son propre groupe, le Jackie Mittoo Trio, en 1968. 

Ram Jam
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Écoute : Ram Jam

Le simple instrumental Ram Jam, sorti en 1966, est devenu l’un des premiers classiques du reggae. Jackie Mittoo y joue l’orgue principal.  

Grâce au succès international de cette chanson, Jackie a fait une tournée au Royaume-Uni avec le groupe Studio One, les Soul Vendors. Il a également continué à écrire et à composer de la musique à un rythme effréné au Studio One, en Jamaïque, lançant souvent cinq nouveaux morceaux par semaine. À la fin des années 1960, Jackie était connu comme l’un des artistes ska et reggae les plus prolifiques du monde.

Départ pour le Canada

Départ pour le Canada

En 1969, alors qu’il connaissait une brillante carrière en Jamaïque, Jackie a déménagé au Canada. Il était d’abord réticent à s’expatrier, mais le producteur Karl Mullings, qui l’avait repéré, a convaincu sa grand-mère Leila Mittoo que l’avenir de son petit-fils était au nord.

Lorsque Leila a décidé que ce déménagement serait une bonne idée, Jackie s’est empressé de suivre ses conseils.

La petite Jamaïque 2

La petite Jamaïque de Toronto

En Jamaïque, la concurrence était féroce dans le milieu musical, qui ne comportait qu’une poignée de clubs et de maisons de disque. Cependant, à quelques milliers de kilomètres au nord, l’industrie musicale jamaïcaine du Canada était en pleine expansion, dans un contexte où le pays s’ouvrait de plus en plus à l’immigration. En effet, les anciennes lois qui limitaient l’immigration non blanche au Canada ont été levées dans les années 1960. L’immigration jamaïcaine au Canada a donc rapidement augmenté.

À Toronto, les nouveaux arrivants de Jamaïque s’installaient en grand nombre le long de l’avenue Eglinton Ouest, entre l’avenue Oakwood et la rue Allen, dans un quartier qui allait devenir « Little Jamaica » (la petite Jamaïque). Parmi ces nouveaux arrivants se trouvaient plusieurs musiciens populaires de reggae qui ont commencé à se produire à Toronto. Des magasins de disques reggae et des studios d’enregistrement n’ont pas tardé à ouvrir par la suite.

Une photo en noir et blanc de deux hommes devant un magasin de disques.
Une photo de King Culture Record Co. dans la petite Jamaïque de Toronto. Fondé par un expatrié jamaïcain, King Culture (alias Everett Cooper), ce magasin de disques était l’une des nombreuses nouvelles entreprises musicales qui ont ouvert leurs portes à Toronto dans les années 1970 et 1980, suivant l’essor de la musique jamaïcaine dans la ville. 
Avec l’aimable autorisation de Beth Lesser

Le reggae fait au Canada

Le reggae fait au Canada

Il était certes un musicien reconnu en Jamaïque, mais Jackie Mittoo était inconnu du milieu musical canadien à son arrivée à Toronto. Forcé de recommencer sa carrière, il s’est mis à jouer dans les restaurants et les bars de la région.

Une publicité dans un journal pour une performance de Jackie Mittoo, annoncée comme «M. Reggae".
Une annonce pour un spectacle de Jackie Mittoo en 1973 au Thorncliffe Market Place, aujourd’hui le East York Town Centre. 
Toronto Star, le 20 juillet 1973.

En 1971, Jackie Mittoo a sorti son premier album au Canada, Wishbone, sous le petit label Summus. Les ventes ont été modestes et décevantes selon lui. Malgré la croissance des communautés jamaïcaines à Toronto et dans tout le Canada, le reggae était un genre largement inconnu dans une grande partie du pays. Bien que de nombreux Jamaïcains vivant au Canada étaient amateurs de reggae, ces derniers préféraient souvent le reggae enregistré en Jamaïque aux quelques albums réalisés au Canada.

Wishbone

Écoute : Wishbone

Même s’il a été enregistré loin de la Jamaïque, l’album Wishbone de Jackie Mittoo, paru en 1971, évoque les sons et les styles classiques du reggae. Contrairement aux précédents opus de Mittoo, qui étaient plus minimalistes, Wishbone est un album aux sonorités instrumentales foisonnantes et riches qui comprend aussi des éléments de funk et de gospel.

Les pistes de reggae contiennent souvent des traces des mélodies ou des paroles de chansons enregistrées précédemment. On dit que Wishbone contient des odes à tout, que ce soit des chants de Noël ou des références aux Beatles. Reconnais-tu des extraits de chansons familières sur cet album?

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Reggae

[Le reggae] a connu une croissance constante, chanson par chanson, et continuera à se développer de cette manière. Le nom pourrait changer, mais le rythme durera et deviendra un standard de la musique.

— Jackie Mittoo
Le reggae canadien

Le Canadian Talent Library

Les deux albums suivants de Mittoo ont été produits en collaboration avec le Canadian Talent Library (CTL), une organisation à but non lucratif qui fournit aux artistes canadiens des ressources pour enregistrer et distribuer leur musique.

Jackie Mittoo a travaillé comme musicienne de studio avec CTL pendant plusieurs années dans les années 1970. Avec 250 stations de radio et sociétés de télévision canadiennes, CTL a présenté la musique de Mittoo à un large public canadien.

Reggae Magic (1972) et Let’s Put It All Together (1975) ont été produits avec l’aide du CTL. Jackie croyait en l’importance d’adapter sa musique à ses auditeurs. Dans ces deux albums, il a donc incorporé de la pop orchestrale à une base reggae, dans l’espoir de rendre les morceaux plus accessibles à un vaste public canadien.

À l’époque, j’étais qualifié pour le contenu canadien parce que j’y vivais déjà depuis environ quatre ans. Alors j'ai fait un album pour eux appelé Reggae Magic. Étant donné qu'il était instrumental, il a obtenu une pièce de radio préférée. Ils n’avaient pas à supporter les paroles et tout ça, mais ils recevaient encore du reggae. Et c'est donc devenu l'album reggae préféré au Canada. C'est en 1972.

Financièrement, c'était une chose à but non lucratif. Mais je n'aurais jamais pu financer la quantité de publicité que j'ai reçue de ces personnes. Cela m'a donné de bonnes reconnaissances à travers le Canada et j'ai obtenu de bons engagements grâce à la publicité sur ce projet.

—Jackie Mittoo, cité dans Jabulani Tafari's « Jackie Mittoo: In Musical Overdrive », Reggae Report (1988)
Un public plus vaste

Un public plus vaste

Les spectacles et les albums de Jackie Mittoo ont contribué à sa notoriété à Toronto. Au milieu des années 1970, il se produisait régulièrement dans les salles populaires de la rue Yonge, comme le Boulanger et Bristol Place, ainsi qu’au Massey Hall.  

Le succès de Jackie a montré aux autres musiciens jamaïcains qu’il y avait des possibilités de faire carrière ici, au Canada. Dans sa quête de succès, Jackie a contribué à créer au Canada une nouvelle industrie de la musique pour les Jamaïcains.

Une annonce dans un journal pour un concert au Massey Hall. Les têtes d’affiche sont Barry White et le groupe Love Unlimited. Jackie Mittoo assure la première partie, avec le groupe New Birth.

Bien que Jackie Mittoo était un musicien de ska et de reggae de premier plan en Jamaïque, il lui a fallu des années pour établir sa réputation au Canada. Malgré l’invitation qu’il a reçue pour jouer au Massey Hall en 1973, il n’était toujours pas en tête d’affiche.

Toronto Star, le 11 novembre 1973

Une industrie musicale jamaïcaine

Un homme d'affaires jamaïcain

En plus d’être un artiste, Jackie Mittoo était aussi un homme d’affaires polyvalent. Il a énormément investi dans le potentiel du reggae au Canada. Il a été copropriétaire de The Record Nook, l’un des premiers magasins de disques reggae au pays, puis de deux entreprises canadiennes de distribution de musique jamaïcaine. Il aussi écrit une comédie musicale reggae dont la première a eu lieu Off-Broadway, en plus d’être le mentor de nombreux artistes jamaïco-canadiens.

En 1985, il est devenu le premier musicien de reggae intronisé à l’Association de la musique noire du Panthéon de la musique canadienne, aux côtés du légendaire pianiste de jazz Oscar Peterson.

Les musiciens qui sont restés en Jamaïque, qui n’ont pas quitté l’île et qui sont restés dans l’industrie sont devenus plus populaires que nous. Pour survivre, il fallait jouer un peu de ci, un peu de ça.

Mais Jackie a changé tout cela.

– Joe Issacs, batteur de reggae
Reggae mondial
Un homme à la coupe afro se tient debout sur une table de pique-nique, affichant un grand sourire. Il porte des bottes à talons et une veste cargo.

Jackie Mittoo à Toronto en 1976, à l’aube d’une gloire mondiale.

Photo prise par Erin Combs, avec l’aimable autorisation des archives du Toronto Star

Reggae mondial

Au début des années 1980, la renommée de Jackie a commencé à s’étendre au niveau mondial. La musique reggae a aussi commencé à séduire un public plus large, souvent grâce à des chansons qui combinaient des éléments pop et des sonorités reggae. Jackie Mittoo a collaboré avec le groupe de reggae jamaïco-britannique Musical Youth pour créer leur succès international « Pass the Dutchie », sorti en 1982. Il a également travaillé avec le groupe britannique UB40, prêtant ses talents de claviériste à plusieurs de leurs chansons influencées par le reggae.

Après ces succès, Jackie a également pu renouer avec le groupe qui l’avait aidé à démarrer sa carrière musicale plusieurs décennies plus tôt, les Skatalites. Il a entrepris avec eux des tournées mondiales.

En mémoire du reggae

En mémoire du reggae

En 1989, alors qu’il était en tournée au Japon, Jackie Mittoo est tombé malade et a dû rentrer à Toronto. Il est décédé du cancer le 16 décembre 1990. Des cérémonies à sa mémoire ont été organisées au Canada, en Jamaïque et au Royaume-Uni. Il repose aujourd’hui aux côtés de sa grand-mère Leila, qui a joué un rôle important dans sa carrière.

Un groupe de neuf artistes se tient devant une grande murale peinte à l’arrière de bâtiments commerciaux. La murale donne sur un stationnement. Elle représente plus d’une douzaine de musiciens ainsi qu’un lion. Elle est peinte en couleurs vives, principalement en rouge, en jaune et en vert.

Jackie Mittoo est représenté sur une murale commémorant le quartier de la petite Jamaïque de Toronto, sur Reggae Lane, près de l’avenue Eglinton Ouest.

Avec l’aimable autorisation de The STEPS Initiative

Explore à fond

Explore à fond

Jason Wilson. King Alpha’s Song in a Strange Land: The Roots and Routes of Canadian Reggae Music. Vancouver : University of British Columbia Press, 2020.  

Billroy Powell. Settling in Canada: Jamaicans Have a Story To Tell. XLIBRIS, 2014.